L’Italie, c’est comme la maréeJe l’ai dans le cœurqui me remonte comme un signe*En fragments de terre et d’hommes, telle une mosaïque de réminiscences…Le premier camaïeu en est un d’enfance.Vacances passées à Palerme ou à Sorrente. Smocks et tissus fins cousus en jolies robes de fillette. Le soleil est éclatant, palmiers et fleurs colorées accompagnent toutes mes promenades. Aranciate. Rires, douceur, calme et volupté. Les jours glissent et s’évaporent dans l’infini; rien ne vient troubler ces tranquilles évidences.Le deuxième camaïeu et plus décisif et se forme à la fin de l’adolescence, lorsque je décide d’en apprendre la langue. J’ai déjà derrière moi quelques années de latin, d’espagnol, et encore plus d’anglais. Je me frotte aussi à l’allemand. L’italien que j’apprends est méthodique : sujet-verbe-complément. Cours magistraux donnés sous la lumière blafarde des salles universitaires. Listes de mots appris par cœur sur la faïence des salles d’eau. Mais qu’importe! Les mots peuvent rendre heureux, et ceux-là me font plonger dans une profonde béatitude. Leur seule prononciation est un bonheur. Leur seule répétition est un transport. Sonorités, lumière, chemin.La langue est un chemin qui me ramène aux palmiers et aux lauriers de mon enfance, quinze ans plus tard. Cette fois, je guide mes propres pas, je les amène personnellement à fouler d’abord Rome, puis Pérouse, Florence, Venise, Sienne, Naples, Reggio Calabria, puis leurs villages environnants à la recherche d’autant de particularités que je puisse trouver. Particularités de terre, d’arbres, de musique, de bouche, d’art, d’accents, d’accueil. Je parcours cette terre à pied, en train, en bus et en chiacchierate, dans autant de sens que possible. Elle gonfle mes veines et mes poumons, me donnant vie de par ses gens, ses odeurs, son architecture, ses lumières, de par son air.Elle était cette vaguequi me lançait sa brume en baiserset me ramassait dans chacune de ses rimesNel paese questa lingua è maturata. Non mi avrà mai abbandonata. Oggi puo essere lasciata a maggese, mi rimane dentro, coccolata. Come nessuna, aspetta paziamente e senza ferita di uscire con vento favorevole.La langue m’a menée aux gens, dans un dialogue du cœur, spontané, sincère et chaleureux. Je les ai connus sur mes chemins d’Italie, je les ai connus dans les pages de littérature, je les ai connus dans les images cinématographiques d’hier et d’aujourd’hui. J’ai ri aux larmes autant devant Il Decameron de Pasolini que devant L’Ora legale. J’ai terminé la saga d’Elena Ferrante en italien, faute d’avoir accès à la version française rapidement. En partant de tous ces angles multiples, souvent pris en fulgurance au détour d’un moment moins agité de ma vie, j’ai construit ma perception de ce pays contrasté.J’y ai goûté au lyrisme bon enfant de ses mots, de la guimauve dégoulinante qu’il ne fait bon consommer que dans cette langue. J’ai vu la spontanéité de la main tendue vers celui qui souffre, sans que ne soit impossible la solitude des aînés ou des laissés-pour-compte de la vertigineuse chute économique d’il y a 10 ans.J’y ai aussi géométrisémon âme au creux de sa blessure.J’y ai senti la séduction à toute heure du jour et de la nuit, qui exsude des corps avec un naturel souvent désarmant. J’y ai trouvé mes premières fringues folles, d’une fantaisie parfaitement raffinée. J’y ai constaté en filigrane tous les excès, dans les engueulades, dans les zoccolis sur les planchers de marbre, le fard outrancier, l’amour paroxysmal du calcio, l’ignorance totale de ses propres héroïnes modernes – chi è Cecilia Bartoli? –, le soleil impitoyable, les figues à se damner, l’incompréhensible ré-ré-réélection du Cavaliere, le savant labyrinthe des passe-droits qui oxygène le quotidien des pistonnés, et ces myriades d’objets architecturaux qui n’en finissent pas de vous émerveiller de toute leur beauté.Dieu des granitsAyez pitié de leur vocation de parure.Autant de touches de couleurs subtiles sur la palette du peintre, chacune se mélangeant à une autre sans tout à fait se fondre en elle. Plus je me suis approchée de ce mélange, au fil de mes arrêts furtifs, plus il m’est resté insaisissable et impressionniste.De tant de beauté sont aussi nés avant l’heure le fascisme, le plus fort parti communiste d’Occident, le populisme, puis la montée du comique douteux.De tant de fruits gorgés de soleil sont nés une part d’ombre que le regard extérieur désavoue ou occulte, frappé qu’il reste, d’abord et inexorablement, par la chaleur et la beauté de ses gens.Rien n’est aussi incompréhensible que ce pays où le soleil est à la fois un rayon de lumière et une lame tranchante, et dont je ressens l’unité seulement lorsque je m’en éloigne et qu’elle exerce comme jamais son effet d’attraction.Tel un aimant,une amante,fantaisiste et colorée,hurlant et aimante,géniale ou sotte.multiple, sombre et salée.qui comme une mer bergère m’appelle.* Repris ou légèrement modifié de La Mémoire et la mer, de Léo Ferré.
Anne-Hélène Genné
La grande fuga.